La bouteille se repose doucement sur le bureau. J’ai de la misère à décrocher ma main de sur l’étiquette de vin bon marché. Un goût un peu trop acide, un genre de vinaigre qui tord juste assez les tripes. Ça doit faire au moins trois jours que j’ai pas souri.
J’ai vu des gens, je suis sorti de chez moi, ma bouche a fait des grimaces vers le haut, mais j’ai pas vraiment souri à personne. Fallait sortir, fallait lâcher ma bouteille de vin dégueulasse et aller boire de la bière dégueulasse dans un bar, entouré de gens, grimacer. Aujourd’hui je suis pas sorti de ma chambre, sauf pour aller pisser quelques fois.
Je regarde ma bouteille, assise à côté de mon ordi. J’ai perdu une petite poignée de change pour l’acheter à l’épicerie hier matin. Je lui souris pas à elle non plus. Le soleil commence à se coucher dehors, y’a des belles teintes orangées sur les feuilles, je vois tout ça au travers des portes vitrées. Je me demande ça goûte quoi dehors. Je veux dire, l’air. Il goûte comment l’air dehors, aujourd’hui? J’essaie d’imaginer, mais je réussis pas vraiment. C’est normal.
La bouteille remonte vers ma bouche, je suce quelques gorgées. Il est vraiment dégueulasse, ce vin… C’est parfait. Être seul à rien faire durant des heures. Ça fait du bien. Je suis un petit souffle inoffensif, peut-être inexistant… QUI SAIT? J’aime bien prendre la chance de pas exister. Après, quand on me dit que oui, je suis un peu soulagé.
Mais hier je suis allé au bar. Une place qui s’appelle Frog & Bull, sur Cours d’Alsace-et-Lorraine. Beaucoup de gens, mais j’étais toujours pas certain d’être un petit souffle. Je pouvais pas être certain de toujours souffler contre le vent. Je pouvais même plus le sentir. Le vent. Il est passé où??? TABARNAK SORTEZ-MOI D’ICITTE!!!
Moi et des gens, on est sortis du Frog & Bull et on est allés s’asseoir dehors sur des marches de pierres. J’ai demandé une cigarette à Emma, elle me l’a roulée, j’ai dit merci. Je me suis mis à la fumer, j’ai senti l’effet dans tout mon corps. Je suis pas un fumeur. Je regardais presque tout le temps en l’air, pour voir la fumée qui sortait de ma bouche. C’est bon, y’avait un petit souffle.
Et là mon téléphone s’est mis à vibrer sur ma cuisse. J’ai répondu, toujours assis sur la pierre froide. «Allo…
– Salut mon poussin!
– Ah, salut maman. Tu vas bien?
– Je viens de sortir de l’avion, moi et Claude on s’est loué un petit hôtel à Montréal.»
J’étais heureux d’entendre sa voix. Elle avait l’air bien, alors ça m’a presque fait sourire pour vrai. «D’accord. Content que tu sois bien arrivée.
– J’entends des gens rire derrière toi, t’es où?
– Je suis à une fête. Hey, je fume une cigarette. C’est bizarre, depuis que je suis ici je fume quand je bois avec des gens. Mais t’en fais pas pour moi…
– … ok, il faut que je te laisse, au revoir mon beau garçon!..»
Je me suis mis à chercher mes mots. Mes yeux faisaient les fous autour de moi. Des tremblements de ma bouche, et les dents comme des porcelaines échappées par terre. «Bye maman, je t’aime…»
Elle avait déjà raccroché. Je me suis levé avec mon petit reste de cigarette, j’ai marché vers le tram B avec les autres. Je me suis rendu compte que j’avais laissé mon manteau au bar, mais j’avais pas vraiment froid. J’irai le récupérer un jour où je me sentirai courageux. Pas aujourd’hui.
Les autres sont partis de leur bord, moi je me suis assis dans le tram. Ma tête s’est collée sur la vitre et j’ai senti une goutte qui coulait sur ma joue. Maman, dis-moi que je suis pas juste une autre merde dans ce monde merdique. Maman dis-moi que je vaux quelque chose. Maman dis-moi que tu me vois quand j’appelle à l’aide. Maman! MAMAN DIS-MOI QUE TU M’AIMES AU MOINS UN PEU!.. MAMAN! MAMAN SOUFFLE SUR MES PETITES LARMES DE RIEN DU TOUT!.. LAISSE TOUT TOMBER VIENS ME VOIR PREND MOI DANS TES GRANDS BRAS D’INFINI PREND MA TÊTE DANS TES MAINS FAIS-MOI TOURNER JUSQU’À ENTRER EN PLEIN DANS TON CŒUR DANS LA PREUVE DE TOI ET MOI!!! Une autre goutte a glissé sur mon visage. Puis une autre. Je sentais mon visage qui voulait imploser au centre de mon crâne.
La bouteille remonte vers ma bouche, je prends quelques gorgées. Mes mains tremblent, j’ai du mal à écrire sur mon petit clavier. Maintenant il fait presque tout à fait noir dehors. J’ai pas le moral. Je souris toujours pas. Je suis un peu fatigué d’avoir les joues mouillées et de boire du vin dégueulasse.