Le Québec des années 70 n’était pas le même que celui de 2021, particulièrement lorsqu’il est question de racisme. À l’époque, certains stéréotypes étaient encore tolérés par la société. Le contact avec d’autres ethnicités était pratiquement inexistant dans certaines régions de la province. Les autres ethnies n’ayant jamais été observées, celles-ci relevaient plus du domaine des mythes stéréotypés que de l’individu en soi, avec toutes ses nuances.
Au début de cette décennie, Greg Sélassié, un Africain, habite en pension à Port-Cartier, sur la Côte-Nord, pour effectuer son stage. Arrivé au Canada plusieurs mois avant, il étudie en génie à l’université d’Ottawa. L’étranger arrive tout à coup dans une région éloignée où les gens qui lui ressemblent physiquement se font rares.
Ses hôtes sont mes grands-parents : Jacqueline Lapointe et Clément Savard. L’avertissement qui leur a été fourni par le comité des pensions illustre le manque d’exposition à d’autres ethnies. « Ils nous ont avertis qu’il était noir, ça nous dérangeait pas du tout », rapporte Jacqueline. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui une telle précaution, les gens étant bien mieux informés maintenant qu’à l’époque. C’était toutefois nécessaire, certaines personnes auraient pu refuser de l’accueillir, ayant pour seule raison : sa couleur de peau.
« Ils nous ont avertis qu’il était noir, ça nous dérangeait pas du tout »
Jacqueline mentionne que ce nouveau contact lui a permis de découvrir une autre culture. Cela lui a fait rendre compte du peu de différences entre les personnes de couleurs de peau différentes. Les différences soulevées relevaient de la culture et non de l’individu en lui-même.
Un objectif du stage de M. Sélassié est d’apprendre le français. Un désir très bien vu par ses hôtes. Le Québec des années 70 est pour plusieurs un moment de lutte pour la survie du français. Lorsqu’il ne dessine pas pour passer le temps, il s’assoit avec la famille et regarde la télévision. Ne comprenant pas parfaitement la langue de Molière, un dictionnaire l’accompagne dans sa séance télévisuelle. « Je voulais lui parler en anglais, il ne voulait pas », témoigne Clément.
Du prestigieux à l’inconnu
La provenance de Greg Sélassié est particulièrement intéressante d’un point de vue historique. En Éthiopie, il n’est pas seulement un étudiant parti à l’étranger. Comme l’indique son nom de famille, celui-ci est relié avec la famille royale éthiopienne de la dynastie des Salomon (les descendants supposés du roi Salomon de la Bible). Il n’a jamais spécifié la nature plus ou moins directe du lien, il est toutefois peu probable qu’il soit lié au premier dégrée puisque M. Sélassié ne portait pas de titre monarchique comme celui de prince. Il est intéressant d’imaginer le contraste entre sa vie éthiopienne, où son appartenance à la haute société prime sur son apparence, et sa vie d’étudiant, dans laquelle il se retrouve là où son apparence obscurcit l’importance de ses liens de sang.
Le point focal de sa famille, l’empereur Hailé Sélassié 1er, est un personnage historique de grande importance. Monarque du dernier pays africain indépendant de la colonisation européenne, celui-ci est vénéré aujourd’hui comme un héros du mouvement de décolonisation et de l’indépendance du continent africain. Toutefois, durant la période où Greg Sélassié est au Québec, le règne impérial tire à sa fin puisqu’en 1974 celui-ci est renversé par la révolution éthiopienne. L’étudiant à l’étranger, s’il est retourné dans son pays natal, risque d’avoir été condamné à l’exil ou à la mort puisque ce sont les châtiments réservés au membre de la famille royale après le coup d’État.
Bien qu’il ait exprimé à mes grands-parents le désir de retourner en Éthiopie, celui-ci est peut-être parti à Ottawa avant son retour chez lui. En 2021, les traces au Québec de Greg Sélassié sont incroyablement difficiles à trouver. Aucune mention de lui est accessible dans les journaux, magazines et autres écrits de l’époque. À l’exception d’une carte de Noël envoyée la même année, le contact entre mes grands-parents et Greg s’est brisé. Toutefois, l’exposition à une autre culture, une autre origine, a changé à jamais les perceptions de Jacqueline et Clément. Elle a brisé le rejet du mythe de l’Africain noir pour faire place à l’acceptation de Greg Sélassié, l’individu.